Retour en images sur les commémorations du 10 mai 1940 à Bodange

Ce mardi 10 mai, les commémorations patriotiques ont eu lieu à Bodange. Pour rappel, en 1940 le village avait été le théâtre d’affrontements terribles entre les Chasseurs ardennais et l’armée allemande. Neuf soldats belges sont tombés au combat, vingt furent blessés.

Le discours du bourgmestre Nicolas Stilmant : 

𝟏𝟎 𝐦𝐚𝐢 𝟐𝟎𝟐𝟐 – 𝐋𝐞𝐬 𝐡𝐞́𝐫𝐨𝐬 𝐝𝐞 𝐁𝐨𝐝𝐚𝐧𝐠𝐞 𝐞𝐭 𝐜𝐞𝐮𝐱 𝐝’𝐔𝐤𝐫𝐚𝐢𝐧𝐞
On ne choisit pas de devenir un héros.
On ne choisit pas de défendre son pays, terré dans une tranchée de Bodange, le 10 mai 1940 ; ou terré dans le sous-sol de Marioupol, le 10 mai 2022.
Mais, devant ce destin tragique, c’est la manière dont on se comporte qui nous élève.
Le plan était simple, avec ses 4,5 km de frontière à défendre, de Strainchamps à Bodange, la 5e compagnie du 1er régiment des Chasseurs ardennais est censée ralentir l’ennemi, au maximum, pour gagner du temps.
L’objectif est de se replier sur la Meuse où la vraie résistance s’organisera avec l’armée française et de faire perdre un maximum de temps à l’armée allemande.
La 4e compagnie, à Martelange, est, quant à elle, en première ligne. Elle doit supporter le choc, pendant que les destructions se font à l’arrière et que les ponts sautent. Seul le pont de la Basseille reste debout jusqu’en fin de matinée pour ne pas couper la ligne de retrait des défenseurs de la 4e.
Quand ils passent, en fin de matinée, le lieutenant Autphenne écrit : « Pour nous, ils font figure de héros. N’ont-ils pas quatre tués et une dizaine de blessés ! » Il ne sait pas encore que l’exploit de Bodange est celui qui s’apprête à marquer cette journée.
La 5e doit normalement emboiter le pas à la 4e, mais l’ordre de repli n’arrive pas.
Et pour cause : les Allemands ont tenté une première dans l’histoire militaire, ils ont parachuté 400 à 500 soldats à l’arrière des lignes, c’est l’opération Niwi (Nives-Witry), qui désorganise la stratégie du 1er régiment des Chasseurs ardennais. Il faut d’abord se défaire de cette menace qui surgit dans leur dos avant d’évacuer Bodange.
Pour ce faire, on enlève même à la 4e compagnie son seul véhicule antichar.
Il reste donc 75 hommes à Bodange et une vingtaine à Strainchamps pour supporter le choc, plusieurs d’entre eux sont des officiers de réserve, les permissions ayant été rétablies la veille. Contrairement à toutes les prévisions, qui prédisaient que l’Ardenne serait infranchissable pour les chars nazis, ils ont face à eux la 1re Panzer Division à Bodange et la 2e Panzer Division à Strainchamps.
Très vite, le Commandant Bricart et ses hommes comprennent qu’il va falloir tenir.
La motivation cependant est au beau fixe. Même si les avions de l’opération Niwi ont été aperçus à l’aube, une autre rumeur court et redonne le moral : les Français arriveraient plus vite que prévu.
Ce n’est pas le plan initial, il faut se réorganiser. Les grands-parents de l’adjudant Voelberghs sont originaires de Bodange. Il connait le village : il suggère au Commandant Bricart d’abandonner les tranchées et les ouvrages de défense et de se placer sur les hauteurs, dans les maisons dont la plupart des habitants ont fui ou se sont protégés dans les caves. De là-haut, on peut défendre l’est, l’ouest et le sud, et appuyer le peloton mitrailleur sud du Lieutenant Docquier.
Puisqu’il faut tenir, le Commandant lui donne son feu vert. C’est le choix décisif de la journée.
Par la voie du tram, par le Dahl, par les hauteurs de Wisembach, l’ennemi tente de s’approcher des tranchées, qu’il pense encore occupées, et depuis les hauteurs, les soldats belges défendent le village.
Le peloton sud, lui, est en première position, il luttera jusqu’à la dernière minution et paiera un lourd tribut, peu d’hommes en ressortiront vivants.
Mais Bodange tient, repousse une attaque de fantassins à moto, une colonne de chars qui descend la vallée, abat un avion de reconnaissance. Peu à peu, les Allemands encerclent le village, se posent sur la crête de Warnach et pilonnent, mais n’osent pas lancer l’assaut contre cette poche de résistance inattendue.
Les Chasseurs ardennais se battent sans répit. Ils résistent, ils mordent. Parfois lors d’une pause, l’un d’eux tombe de fatigue et s’endort quelques minutes. Paul Gaston se faufile dans une étable et ramène du lait qu’il vient de traire pour ravitailler ses camarades.
C’est la débrouille, mais on ne lâche pas.
L’ordre de repli arrive à 17h30 à Fauvillers : à ce moment, il n’est plus possible de joindre le Commandant Bricart depuis plusieurs heures déjà. Lui-même n’a plus de nouvelles de Bodange depuis 15h. Il sait que si la 5e compagnie se replie, ils se sont donné un point de rendez-vous, au niveau du bois de la Voge. Il essaye de rejoindre ce point avec ses hommes. Hélas, pour cela, ils doivent passer sous le feu ennemi, le Commandant, ainsi que les soldats Weiss et Meeus sont mortellement touchés et ne se relèveront pas.
À 18 heures, les dernières cartouches sont tirées par les défenseurs retranchés à Bodange. La 5e Compagnie ne se sera pas repliée, mais elle est faite prisonnière par l’ennemi qui n’en revient pas d’avoir été stoppé toute une journée par si peu d’hommes.
Au soir du 10 mai, la 1re Panzer Division devait être à Neufchâteau, elle n’y sera que le lendemain ; la 2e Panzer Division devait être à Libramont, elle n’y sera que le lendemain.
Sans cette résistance héroïque, tout le 1er régiment des Chasseurs ardennais aurait pu se retrouver encerclé par l’armée allemande.
Les hommes de Bodange se sont sacrifiés pour leurs camarades.
Le 24 février, lorsque la Russie, considérée jusqu’alors comme la 2e puissance militaire au monde, a déclaré une guerre totale à l’Ukraine, je ne pensais pas que le 10 mai, nous pourrions encore parler de la résistance ukrainienne, tant, encore une fois, cela semblait le combat de David contre Goliath.
Mais il y a des points communs évidents avec Bodange.
La veille du 10 mai, les défenseurs de Bodange s’étaient rendus au cinéma. Ils ne croyaient plus à une attaque imminente.
L’écrivain ukrainien Markiyan Kamysh raconte : « Lundi, je croyais à du bluff. On rigolait devant les cartes des renseignements américains, genre opération Seconde Guerre mondiale. On plaisantait : « 𝑂𝑛 𝑠𝑒 𝑣𝑜𝑖𝑡 𝑐𝑒𝑡𝑡𝑒 𝑠𝑒𝑚𝑎𝑖𝑛𝑒 ? 𝑁𝑜𝑛, 𝑎𝑝𝑟𝑒̀𝑠 𝑙’𝑖𝑛𝑣𝑎𝑠𝑖𝑜𝑛 𝑝𝑙𝑢𝑡𝑜̂𝑡 ! »
Comment ne pas penser à Kiev, quand on revoit les photos de la 1er Panzer Division, bloquée sur la route entre Martelange et Bodange toute la journée du 10 mai.
Comment ne pas penser à Bodange, quand on voit l’armée ukrainienne se battre avec du matériel de récupération, dépareillé, mais faire feu de toute cartouche pour se protéger d’une menace réelle.
Car l’Ukraine est une démocratie qui se défend contre une dictature.
Ce sont des hommes et des femmes qui se battent pour leur pays et leur liberté.
Comme la Belgique, l’Ukraine a été envahie de nuit, sans déclaration de guerre préalable, en violation du droit international et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Comme pour le nazisme, c’est une guerre contre la barbarie et le déshonneur.
La fin de la Seconde Guerre mondiale a montré l’étendue des crimes de guerre nazis, le retrait des troupes russes aux environs de Kiev a révélé les crimes de guerre russe, comme le massacre de Boutcha, et ces images saisissantes d’effroi que nous avons toutes et tous vues : Michka Romaniouk, 58 ans, abattu sur son vélo ; Mykhaïlo Kovalenko, père de famille de 62 ans, abattu les mains en l’air ; Maxim Kireev, ouvrier, 39 ans, torturé ; Volodymyr Brovtchenko, 68 ans, abattu sur sa bicyclette bleue… et tant d’autres dont nous ne connaissons pas le nom.
Et pourtant, l’Ukraine tient. Elle défend chèrement chaque centimètre de son territoire, pour ne pas plier face à l’horreur : elle a repoussé l’attaque contre Kiev, elle a coulé le croiseur Moskva et, sans doute, la frégate Amiral Makarov, le long d’un rivage que les Russes prétendent aujourd’hui détenir, l’Ukraine a défendu jusqu’au sous-sol de Marioupol.
Le président Zelensky a récemment déclaré : « Ils ont vu que nous étions un pays différent. Ils ont vu que nous étions un peuple différent […] Un peuple qui sait comment respecter les autres, parce qu’il se respecte soi-même. Un peuple qui n’envahit pas la propriété d’un autre, mais qui n’abonnera jamais rien qui lui appartienne. Un peuple qui protègera chaque ville, chaque rue, chaque champ. »
« Tous ceux qui défendent l’État ukrainien se battent pour l’opportunité de vivre en paix dans leur propre maison. Pour la sécurité et la liberté de leurs enfants, pour le repos tranquille de leurs parents. »
Il y a 82 ans, les défenseurs de Bodange se sont battus pour notre liberté, pour notre modèle démocratique, pour nos droits, contre le nazisme… Bien sûr, la victoire n’a pas été immédiate, l’ennemi a avancé, mais c’est chaque poche de résistance qui a permis, au moment fatidique, de reprendre l’avantage.
Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, une démocratie européenne est envahie. Sans le savoir, les défenseurs de Kiev, de Kharkiv, de Sumy, de Chernihiv, de Melitopol, de Kherson, de Marioupol marchent dans les pas du Commandant Bricart et de ses hommes.
Si 82 ans plus tard, nous nous souvenons encore de leur exploit, de l’importance que cette résistance héroïque a eue pour nos vies et notre liberté, nous pouvons aussi mesurer à ce souvenir la force de ce qui se joue en Ukraine, la force de l’héroïsme de cette armée, et pourquoi notre pays doit rester, indéfectiblement, du côté de la liberté et sanctionner le plus durement possible la Russie de Poutine.
S’ils étaient encore là, le Commandant Bricart est ses hommes se tiendraient aujourd’hui aux côtés de l’Ukraine, du côté de la liberté et de la démocratie, parce que s’ils ont tenu le 10 mai 1940, c’était dans l’espoir que plus jamais – PLUS JAMAIS – d’autres n’auraient à connaitre leur sort.
À la mémoire de :
Capitaine-commandant Maurice Bricart, tombé à Traquebois
Sous-lieutenant de Rés Paul Docquier, tombé à Bodange
Caporal Louis Doucet, tombé à la Barrière
Caporal Michel Folman, tombé à Menufontaine
Caporal Émile Ledoux, tombé à Bodange
Caporal Albert Mathay, tombé à Menufontaine
Jean Charpentier, tombé à Menufontaine
Élie Cobraiville, tombé à Bodange
Gilbert Godefroid, tombé à Bodange
Léon Mangin, tombé à Bodange
Charles Meeus, tombé à Traquebois
Justin Reuter, tombé à Tintange
Constant Schilb, tombé à Fauvillers
Jean-Baptiste Schwind, tombé à Fauvillers
Robert Simon, tombé à Bodange
Jules Thiry, tombé à Bodange
Fernand Weis, tombé à Traquebois
Sources :
René Autphenne, « Les Chasseurs ardennais à Bodange », édition critique, Weyrich, 2021.
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